jeudi 1 mars 2012

Les vampires

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Tous les récits à travers les âges, toutes les histoires, toutes les fables les concernant s’accordent sur un point : tous les vampires se nourrissent de sang. Quand les derniers rayons du soleil se sont éteints, quand la dernière poussière de lumière a été soufflée,
ces créatures sortent enfin de leur habitat sépulturaire et deviennent les prédateurs que maints livres nous ont décrits. Assoiffés de sang, ils traquent leur proie humaine en une chasse à l’issue inéluctable, comme un jeu morbide, avant de fondre sur elle pour s’en repaître. Alors, goulument, ils vident de leur substance jusqu’à la dernière goutte la pauvre victime. Parfois, par plaisir vicieux, ils font durer cette agonie des jours durant, ne prélevant à chaque fois qu’une infime partie du sang. La victime, au début pleine d’espoir, comprend par la suite à mesure que ses forces l’abandonnent que sa fin est déjà programmée. Lentement, elle sombre dans la folie et finit par attendre son bourreau avec joie, lui tendant d’elle-même son cou, lui offrant volontairement son sang, comme répondant à la promesse d’une proche délivrance.


Or, j’ai récemment fait une découverte. Inattendue. Terrible. Terrifiante.
Tous les vampires ne se nourrissent pas exclusivement de sang. Non. Il existe une sous-espèce, moins connue mais bien plus dangereuse encore, capable aussi de se nourrir de bière.
Il est, ce monstre odieux, le parangon des vampires. Affublé de toutes les aptitudes du vampirus vulgari, dépourvu de ses faiblesses, il est sans doute le prédateur le plus dangereux qui soit. Tout à la fois noctambule et diurnambule, il dispose d’une résistance hors du commun. Une poignée d’heure de repos par semaine lui suffisent. Est-ce entièrement le fait d’une constitution incroyablement résistance, ou a-t-il recourt à la magie, à des potions, à des poudres secrètes ? Je ne sais. Mais le fait est là : il ne dort pour ainsi dire jamais.

Insensible à la lumière, il peut surgir derrière vous, silencieusement, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Parfois, il plante juste son regard dans le vôtre. Un regard d’une profondeur insondable, un miroir de vide, un gouffre qui –je l’ai vu - peut paralyser les plus faibles, aspirer leurs maigres forces pour déjà s’en nourrir un peu. Seul les plus forts peuvent résister à ce regard mort, mais jamais ils n’en sortent totalement indemne. Puis, sans que l’on sache bien pourquoi, il fait demi-tour et disparaît furtivement. Ma théorie - que je ne puis vérifier - est qu’il répond alors à l’appel de la bière, appel encore plus fort que le goût du sang. Mais il peut aussi, déjà repu d’alcool, l’haleine alors lourde de vapeurs houblonnées, fondre sur une pauvre âme qui passera près de lui. Ne nous y trompons pas. C’est un être d’une grande intelligence et, pour ce qui concerne le choix de ses victimes, d’une grande sensibilité. D’instinct, il est capable de repérer dans une foule des plus denses la personne la plus faible dont il fera sa cible. Jetant son dévolu sur la plus frêle personne, il fondra sur elle, brusquement, silencieusement et, la vidant de sa substance, l’absorbera entièrement, absorbant même jusqu’au souvenir de ce que fut cette personne, pour la faire disparaître totalement. Quelque fois, le ventre tendu, gonflé de morgue, il aime à rejeter une enveloppe vide, golem de chair triste animé par un semblant de vie, comme une marque de sa victoire.

Mais alors, comment le reconnaître, ce prédateur redoutable, capable de mêler à nous ? Un ensemble de signes a priori anodins peuvent vous le révéler. Tout d’abord, sachez qu’il n’arbore pas l’inquiétante allure élancée du vampire des carapates. Contrairement à son cousin, sa silhouette est non pas trapue, mais comme repliée sur elle même. Légèrement voûtée, la tête en avant et le menton prégnant, sa taille quelconque ne permet pas de le distinguer s’il reste immobile. Seulement voilà. Tiraillé entre son besoin de bière et sa soif de sang, il ne peut rester sans bouger. Sa démarche, d’abord. Malhabile, claudicante, symptomatique de la double malédiction qui l’habite, elle est un indice fort. Qui plus est, si l’on observe un peu ses allées et venues, on remarquera l’incohérence de son parcours. Il va, vient, se détourne, s’éloigne puis se rapproche, lâchant de temps à autres des borborygmes incompréhensibles. On pourrait, en se méfiant d’images trop faciles, le comparer à ces charognards qui tournent dans le ciel, guettant le moment où l’animal blessé va finir par s’effondrer de fatigue et de douleur, pour enfin lui fondre dessus et le dépecer. Si toutefois pour donner le change il s’arrête ou se pose, jamais au grand jamais il ne pourra rester sans bouger. Trahissant l’expression de ses désirs contradictoires, sa silhouette torve est continuellement est continuellement troublée par des spasmes plus ou moins intenses. Observez les tiraillements de son visage, les tremblements de ses mains, ses gestes troubles et saccadés. Si tous ces indices convergent en une seule et même personne, alors sans nul doute, vous avez en face de vous un vampire buveur de bière.